lundi 16 septembre 2013

Ne lançons pas une guerre dans l'espoir d'en finir une autre

La situation syrienne est catastrophique. Sur le plan humain, tout d'abord : plus de cent mille morts, près d'un million de réfugiés accueillis tant bien que mal dans des camps surpeuplés en Jordanie. Les combats, en zone urbaine principalement, sont d'une violence rare : bombardements aériens, mortiers et artillerie détruisent sans discernement habitations civils et cible "militaires" Les civils, piégés au milieu de ce charnier, sont évidemment les principales victimes. Sur le plan diplomatique, la gestion de la crise syrienne est l'illustration même de l'impuissance de l'ONU, soumis aux égoïsmes des puissances du conseil de sécurité.

L'emploi d'armes chimiques par les belligérants -et vraisemblablement par les forces loyalistes à Bachar-El-Assad- a forcé les puissances occidentales à réagir. Il y a un an environ, le président Obama avait déclaré que l'emploi d'armes chimiques constituerait un franchissement de la "ligne rouge" et entrainerait une réaction occidentale. 
Rappelons d'abord que, même si il serait vraisemblable que les forces loyalistes soient à l'origine de ces attaques (et particulièrement de cette attaque chimique particulièrement meurtrière dans la banlieue de Damas), le rapport officiel de l'ONU n'est pas encore publié et ni le gouvernement américain ni le gouvernement français n'ont publié des preuves convaincantes incriminant M. Assad.



Ensuite, même si attaque chimique il y a eu, rien n'autorise, sur le plan juridique, les États-Unis et leurs alliés à utiliser la force pour "punir" -le choix de ce mot est par ailleurs révélateur de la position des forces occidentales : on punit M. Assad qui n'a pas respecté les traités, et on ne l'attaque pas.- En effet, la seule manière légale d'utiliser la force est de recevoir une autorisation du conseil de sécurité des Nations-Unies (CSNU) ou d'être en situation de légitime défense. Or, jusqu'alors, le CSNU est bloqué par un véto russe et, bien que M. Obama ait essayé de légitimer son intervention en arguant que l'utilisation d'armes chimiques menaçait les États-Unis, le territoire américain n'a pas été attaqué : il n'y a pas de légitime défense possible.

Ainsi, quoi qu'il arrive, une intervention occidentale en Syrie serait illégale. Sachant cela, l'administration américaine essaie de légitimer son intervention en employant une rhétorique précise : on parle de punir un acte immoral, d'arrêter un bain de sang, de finir cette guerre qui a déjà trop duré. A défaut d'être légale, on essaie de faire passer l'intervention comme légitime. On invoque le devoir de protéger les populations locales (Responsability to protect R2P), d'éviter que les armes chimiques ne tombent entre de mauvaises mains, etc. De plus, pour un homme politique, et particulièrement quand les conséquences sont faibles, il vaut mieux privilégier la légitimité d'une action plutôt que sa légalité. 

Seulement, les conséquences ne seraient pas faibles. D'abord parce qu'on ne peut pas prédire l'issue d'une guerre. Même si, vue les forces en présence, les forces conventionnelles du régime syrien (blindés, aviations) seraient balayés par les forces américaines,  on ne peut affirmer avec certitude que les frappes suffiraient à casser les reins d'un régime solidement ancré parmi la population -rappelons que la majorité des effectifs de l'armée syrienne sont sunnites- On ne peut pas non plus dire avec certitude qu'une intervention suffirait à détruire toutes les armes chimiques. On ne tout simplement pas prévoir l'issue d'une guerre. Et par précaution, notamment avec la stabilité plus que précaire de la région, il faut éviter de se lancer dans une opération militaire. 

En effet, une intervention risquerait de déstabiliser encore plus une région déjà à feu et à sang. Voyons plutôt les conséquences de l'intervention libyenne menée avec "brio" par les forces occidentales : les armes du régimes libyens se sont écoulées au Sahel et ont servi à armer les rebelles touaregs mais aussi les combattants du MUJAO ou de Ançar-Ed Dine. Ces groupes qui ont mené la rébellion au Mali. En Syrie, l'arsenal de l'armée régulière est incomparable avec celui de Libye : l'armée de terre compte plusieurs milliers de blindés, et les armes lourdes (lance-roquette, lance missiles légers) ont déjà commencé à s'évaporer avec les prises de bases par les rebelles ou avec les désertions. Une intervention accentuerait cette "hémorragie des armes". Ces armes se retrouveraient ensuite au Liban, en Irak ou en Turquie. Or, vu la situation de ces trois pays, les conséquences seraient désastreuses :
  • Au Liban d'abord, les souvenirs tragiques de la guerre civile de plus de dix ans sont encore dans les mémoires. Le petit pays est secoué depuis quelques semaines par des attentats à la bombe entre le Hezbollah (chiite, soutien de Bachar Al Assad) et un groupuscule sunnite pro-rebelles. On peut imaginer les conséquences d'une arrivée massive d'armes dans ce pays. Une recrudescence des violences entre les deux groupes citées précédemment, sans parler des forces libanaises et des forces israéliennes, qui ne resteront pas spectateurs d'une reprise des violences. D'autant que le Hezbollah, renforcé par de nouvelles armes, pourrait choisir une reprise des affrontements avec Israël.
  • En Irak, l'année 2013 est la plus meurtrière depuis le retrait des forces américaines. Des attentats visant les minorités chiites se multiplient dans le pays et l'incapacité des forces gouvernementales à prévenir les attentats accroît les tensions entre les communautés. Au Nord, même si les Kurdes ont été associés au processus de paix irakien, ils restent un élément déstabilisateur du pays. De même qu'au Liban, une arrivée brutale d'armes en provenance de Syrie pourrait avoir un impact dramatique et entraîner une nouvelle flambée de violence, qui menacerait la survie même du régime.
  • La Jordanie, qui est en première ligne pour gérer les milliers de réfugiés qui fuient chaque jour les horreurs des combats, devra aussi encaisser le choc de nouveau réfugiés, fuyant une aggravation des combats, mais aussi les risques que des combattants rebelles établissent à l'intérieur des camps de réfugiés des recrutements. 
  • Enfin, en Turquie, où le gouvernement est en position de faiblesse face à l'armée d'une part -comme en témoigne le procès médiatique des généraux à la base d'un coup d'état avorté- et face à la population d'une autre part -les manifestations de cet été sont encore dans les esprits- mais aussi par rapport au PKK (Parti des Travailleurs Kurdes) qui, malgré une trêve négociée avec l’État, reste influent. 
Au delà des risques pour la région, une intervention ne changerait en rien la vision qu'ont les rebelles de l'Occident et de sa manière de gérer la situation. L'argument souvent entendu qui consiste à dire qu'une intervention permettrait d'éviter une radicalisation des éléments rebelles est déplacé, dans la mesure ou le mal est déjà fait. Aujourd'hui, la composition des forces rebelles révèle que les éléments les plus actifs sont des unités islamistes, n'appartenant pas à l'Armée Syrienne Libre (ASL). Par exemple, on peut citer le Front Al-Nosra, djihadiste, soutenu (entendez financé et armé) par l'Arabie Saoudite et le Qatar. Or, ce front s'est déjà "illustré" dans le conflit pour avoir commis des actes de barbarie : exécutions de prisonniers, cannibalisme ("célèbre" vidéo d'un commandant d'une brigade d'Al Nosra mordant dans le coeur d'un soldat mort.)
De plus, une intervention destinée à soutenir l'opposition supposerait que celle-ci soit coordonnée. Or, si l'ASL dispose d'un embryon d'organisation, elle ne regroupe pas d'ensemble de l'opposition, et surtout, son chef actuel, Selim Idriss, a du mal à s'imposer dans son propre camp.

Avant d'examiner les issues de cette crise, il est utile de revenir sur les raisons qu'ont chaque pays à soutenir ou bloquer une intervention en Syrie. 
  • Pour les États-Unis, et de manière plus large, la France et le Royaume-Uni, il s'agit avant tout d'une question de crédibilité. La ligne rouge a été franchie ce qui force les États-Unis à leur responsabilité. Sauf que si l'on regarde plus en profondeur, les Américains n'ont aucun intérêt à intervenir en Syrie : une intervention déstabiliserait la région, amoindrirait l'image américaine, et donnerait à la Russie une occasion d'armer l'Iran avec ses derniers systèmes antiaériens S-400, qui sont une vraie menace pour les aviations occidentales. Mais si les Américains n'interviennent pas, leur crédibilité serait amoindrie, et au delà de la Syrie, ceci ferait l'affaire de l'Iran : "si les Américains n'osent pas attaquer la Syrie, ils ne nous attaqueront certainement pas, donc nous pouvons développer nos armements nucléaires." tel pourrait être le raisonnement de l'Iran. D'autant que Israël ne lancera aucune opération seul contre l'Iran. Ne pas intervenir serait un signe de faiblesse des États-Unis.
  • En ce qui concerne la Russie, beaucoup de commentateurs justifient sa position par ses intérêts en Syrie : la base militaire de Tartous, un gros client, etc. En fait, ces raisons, si elles ne sont pas fausses, ne sont pas les principales raisons du blocage russe. En effet, la base navale de Tartous est une petite base de maintien en condition opérationnelle, qui n'a aucun intérêt stratégique. Ensuite, la Syrie n'est plus le gros client qu'elle était dans les années 1980-1990. D'autant que la guerre lui coûte cher et qu'elle n'est même plus en mesure de payer les achats faits aux Russes.
    La vraie raison du blocage russe est, au delà de la simple loyauté russe vis à vis de son allié, d'éviter l'établissement d'un foyer djihadiste à 1000 km à vol d'oiseau du Caucase -et particulièrement du Daghestan et de la Tchétchénie, deux régions instables de la Russie.- N'oublions pas que la Russie accueille en 2014 les J.O. d'hiver à Sotchi, sur les rives de la mer Noire, et non-loin du Caucase.
MM. Kerry et Lavrov à l'issue des négociations

Dans tous les cas, le spectre d'une intervention semble s'éloigner : les Etats-Unis et la Russie ont conclu vendredi, trois jours avant la publication du rapport de l'ONU sur l'utilisation des armes chimiques,  un accord qui prévoit la mise sous tutelle internationale du stock d'armes chimiques syriens afin de le détruire. Issu d'une -surprenante- initiative russe alors que le Congrès américain avait entamé les discussions pour une intervention en Syrie, cette initiative a complètement changé la donne :
  • D'une part : il offre une porte de sortie honorable aux dirigeants occidentaux : les armes chimiques -qui justifiaient l'intervention- seront détruites : on peut évacuer l'idée cette intervention, compliquée et coûteuse, que personne n'avait envie de mener.
  • Ceci est une aubaine pour M. Assad et le régime syrien : il n'aura pas à essuyer une intervention militaire occidentale, qui, même si limitée dans le temps, aurait fortement amoindri les forces militaires du régime.
  • Évidemment, ce qui fait la joie du régime ne fait pas l'affaire des forces rebelles. Mises en difficulté par le régime, elles ne sont plus en mesure de conduire des offensives importantes comme on l'a vu au cours de l'année 2012. La reprise de la ville de Qusair par l'armée syrienne a été un coup dur. Aujourd'hui, les rebelles ne sont visiblement plus capables que d'offensives ponctuelles et ne peuvent renverser la situation.
  • Surtout, les Russes ont prouvé qu'ils étaient toujours les meilleurs aux échecs : Poutine a réussi d'un coup de maître à protéger le régime syrien d'une intervention américaine et à changer l'image de la Russie : on ne peut plus dire que la Russie bloque systématiquement toute décision puisqu'elle est à l'origine de cette proposition. 
Finalement, notons que l'accord a -cyniquement- de quoi faire sourire. Il prévoit, rappelons-le, de transférer les armes chimiques sous contrôle international avant de le détruite, le tout, d'ici 2014. D'abord, opérer de telles opérations logistiques (avec des armes chimiques qui plus est) relève de l'exploit dans un pays ravagé par deux ans de guerre civile. Mais ensuite, détruire ces armes dans de bonnes conditions relèvera du miracle : la Syrie n'a aucune infrastructure requise pour ce genre d'opérations. Enfin, le rapport des Nations-Unies sur les armes chimiques attendu ce lundi 16 septembre ne devrait rien changer à la situation : les États-Unis ne vont pas risquer de saborder cet accord qui leur permet de se sauver la face.



Quoi qu'il en soit, la situation en Syrie reste inchangée : au mieux, les armes chimiques seront détruites et les combats continueront avec des armes conventionnelles toutes aussi meurtrières : armes à sous munitions (théoriquement proscrites par la communauté internationale), bombardements, etc.
Dans le pire des cas, le déplacement des armes chimiques serait un fiasco et une partie des stocks "s'évaporerait" dans la nature. Ce qui serait d'autant plus dramatique qu'elles seraient récupérées par des éléments djihadistes qui souhaiteraient les utiliser à des fins terroristes.

Sources diverses : Défense & Sécurité Internationale, CERI, IRIS, Le Monde, Foreign Affairs.


Cet article est le premier d'une reprise du blog, je tâcherai d'écrire des articles plus fournis mais traitant de conflits. J'espère que la lecture aura été agréable et j'attends des commentaires constructifs. Merci pour la lecture.